La France n’est plus une patrie. Elle est un hexagone, une république !
Les cathédrales brûlent dans la joie et dans la bonne humeur. Il est vrai qu’il y a longtemps que les chrétiens ont été mentalement remplacés et leur âme piratée. Car le travail de sape idéologique et de programmation politique et sémantique n’a pas attendu les progrès de la technologie. L’homme aime se reprogrammer et se conditionner, et les créatures de La Mettrie et Vaucanson qui ont inspiré la Vendée et les massacres de Nantes sont par là pour nous le rappeler. Surtout quand elles ont une telle descendance et de tels admirateurs et disciples…On va donc parler du maître.
Augustin Cochin a été redécouvert par François Furet dans son magnifique et audacieux livre Penser la révolution française, chef d’œuvre resté sans lendemain. Cochin lui-même s’est opposé à la théorie du complot, mais le sorbonnard Daniel Mornet l’accusa quand même de tous les maux. Ce catholique de tradition aura été un esprit moderne en fait et découvreur, héritier de deux grands esprits juifs antimodernes moins connus que Freud, le sociologue Emile Durkheim et le fantastique politologue russe Moïse Ostrogorski.
Il y a longtemps qu’Augustin Cochin avait exposé sa théorie de la confiscation des pouvoirs dans nos modernes démocraties, républiques ou autres nations unies. Cochin expliquait pourquoi ce sont toujours « eux » qui décident et pas « nous » ; on est en 1793, quand les sociétés de pensée ont décidé de refaire l’Homme, la Femme, la France, l’Humanité, le reste. Le triste programme de tabula rasa et de refonte est toujours le même depuis cette époque, dirigé par une élite implacable, conspiratrice et motivée :
« La société fondée, il est fatal qu’un cercle intérieur se forme qui la dirige à son insu. Où la liberté règne, c’est la machine qui gouverne. Ainsi se forme d’elle-même, au sein de la grande société, une autre plus petite, mais plus active et plus unie, qui n’aura pas de peine à diriger la grande à son insu. Elle se compose des plus ardents, des plus assidus, des mieux au fait de la cuisine des votes. »
Cochin explique comment la cabale fonctionne, deux siècles après Molière. Il serait à relire celui-là avec ses hypocrites, ses dévots, ses bourgeois gentilshommes, ses malades imaginaires, ses fils de famille efféminés, ses femmes savantes et ses précieuses si ridicules…
« Chaque fois que la société s’assemble, ils se sont assemblés le matin, ont vu leurs amis, arrêté leur plan, donné leur mot d’ordre, excité les tièdes, pesé sur les timides. Comme leur entente date de loin, ils tiennent en main toutes les bonnes cartes. Ils ont maté le bureau, écarté les gêneurs, fixé la date et l’ordre du jour. »
Il y a donc ceux qui combinent et ceux qui dorment, ceux qui conspirent et ceux qui se contentent de vivoter, le grand public inconscient. Hippolyte Taine aussi se montrait biens calmé par la passivité de la plèbe attablée aux cafés lors des massacres de septembre 1792.
Cochin encore sur cette mécanisation de l’homme par la politique, l’automation des hommes qui riment avec la pseudo-autonomie des temps démocratiques :
« Avec le régime nouveau les hommes disparaissent, et s’ouvre en morale même l’ère des forces inconscientes et de la mécanique humaine. Celui-ci (le régime) pousse son chemin de désastre en désastre, produisant une forêt de lois contre-nature dont le succès dans les sociétés et le vote à la Convention sont aussi fatals, que leur exécution dans le pays est absurde ou impossible. »
La force de Cochin est de distinguer la méthode. Tout est dans la méthode. Et à propos de la Révolution :
« Nous voulons dire et nous montrerons que la méthode engendre la doctrine et que la tendance aboutit à un état social déterminé.
Il serait abusif de faire honneur à la perversité individuelle d’actes inouïs, de sentiments dénaturés, quand ils relèvent des causes sociales bien autrement puissantes et profondes. »
Le style fait l’homme.
La révolution Française ne relève pas de la conspiration (les royalistes eux-mêmes ne vont cesser de devenir conspirateurs, et pour le pire, et pour le ridicule même). Elle relève de la mécanisation du social et de l’humain, de l’ingénierie sociale comme on dit aujourd’hui (voyez notre Lucien Cerise et le livre Gouverner par le chaos). C’est beaucoup plus grave et beaucoup plus menaçant pour nous. Le révolutionnaire est et sera en fait le chef d’œuvre de Vaucanson.
Cochin :
« L’histoire de la Défense républicaine fait de la Révolution l’œuvre du peuple ; l’histoire de fait y voit un coup monté, intrigue de quelques ambitieux, thèse aussi fausse que la première. »
Et il explique donc que l’on confond le social et le psychologique (le premier va triompher car le monde devient réifié) :
« L’erreur provient toujours de la même source : on fait un problème psychologique de ce qui est un problème social : on rapporte à l’action personnelle ce qui est le fait d’une situation, de la force des choses.
Ce n’est point la psychologie du jacobin qui sera le dernier mot de l’énigme révolutionnaire ; ce sera la sociologie du phénomène démocratique. »
Cochin précise ensuite que nos utopistes, que nos idéalistes sont dangereux parce qu’ils ne sont pas utopistes précisément. Et il se réclame bien sûr des Grecs (Cité/Polis/Politique), d’Aristophane, de sa satire des mœurs démocratiques athéniennes :
« C’est la cité des nuées », ne manquent pas de dire les profanes, qui traduisent à contresens le profond et charmant mythe d’Aristophane. Quand on parle de la cité des nuées, on ne pense qu’aux nuées, et pour railler ceux qui prétendent y bâtir une ville. Aristophane, qui vivait en un siècle de «philosophes », et s’y connaissait en libre-pensée, ne l’entend pas ainsi : c’est la cité qu’il voit, bâtie dans les nuées sans doute, entre ciel et terre mais de bons moellons, peuplée de citoyens en chair et en os, affolant les humains, affamant les dieux. La cité des nuées, c’est la thèse d’une pièce, non la boutade d’un pamphlet. Ce n’est pas sur l’utopie qu’insiste le poète grec : c’est sur la réalité, et ses fatales conséquences. »
Et d’ajouter ces maîtres propos :
« Le secret de l’union, la loi du progrès sont dans le fait d’association, avant d’être dans la volonté des associés. Le corps, la société de pensée, prime, domine et explique l’âme, la conviction commune. C’est bien ici la société qui précède et crée l’idée collective ; on est uni pour et non par la vérité. Le « progrès des Lumières » est en son principe un phénomène social qui ne devient moral et intellectuel que par contrecoup.
De là son premier caractère : l’inconscience. »
Cette machine aveugle et cybernétique avant l’heure va vider le monde de sa substance, et ses conséquences seront affreuses. On est déjà face au système de nos contestataires américains.
« Désagréger la matière votante, isoler les individus, pour les rendre inorganiques, ce qui s’appelle liberté – indifférents et homogènes, ce qui s’appelle égalité – leur imposer néanmoins cette mutuelle adhérence qu’on nomme fraternité ; en un mot les réduire à un magma docile et périssable, tel est l’effet du machinisme. »
C’est tout le monde de la démocratie moderne. La transformation de la communauté résistance en troupeau docile ; voyez Bernanos qui rappelle combiens nos ancêtres étaient résistants dans le passé, combien nos troufions, fonctionnaires, militants, casseurs sont soumis aujourd’hui. Le basculement eut lieu en France en 1870. Certains communards le relevèrent très bien.
Ensuite comme pour mieux nous expliquer les disputes politiques, Cochin ajoute :
« La machine préfère les passions négatives, l’envie et la haine. Elle s’accommode des autres, de l’âpreté, de l’ambition, de la cupidité, de l’avarice, tant qu’elles restent impersonnelles : elle défend seulement qu’on prenne pour garder, qu’on détruise pour fonder. L’argent de la machine a le droit de voler et de piller : mais dès qu’il veut conserver à son tour, la machine le rejette : car alors son ambition aurait pour but son avenir, ou pis encore celui des siens. Ce serait une ambition personnelle, d’« intérêt particulier ».
Et voilà pourquoi la machine préfère à toutes les autres les activités malsaines, fiévreuses et stériles, impropres, par nature et par elles-mêmes, à la vie normale. Celles-là seulement ne peuvent être qu’impersonnelles. Un viveur qui dissipe ce qu’il vole : voilà ce qui convient en fait de concussion. »
Et quand la conspiration devient générale comme cela, qu’est-ce qui peut y mettre fin ?
Le résultat le voilà :
« Le « peuple » parle, c’est-à-dire la foule anonyme, pêle-mêle, d’adeptes, de meneurs machinistes et de simples badauds, entourés, dirigés par les gens de la machine. »
La dissociation morale est déjà là :
« Le patriote est soumis à un travail de dissociation morale qui lui fait perdre et de fait et de droit toute autonomie, toute indépendance personnelle et toute chance de la retrouver jamais pour peu que l’entraînement soit complet. La machine ne peut s’accommoder en effet que d’instruments impersonnels et la dissociation morale dont nous avons essayé de donner une idée est la garantie de cette impersonnalité et le moyen pour l’obtenir. »
La conséquence est la création de l’homme minable contemporain, mille fois décrits par cinquante écrivains :
« L’homme impersonnel, l’homme en soi, dont rêvaient les idéologues de 1789, est venu au monde : il se multiplie sous nos yeux, il n’y en aura bientôt plus d’autre ; c’est le rond-de-cuir incolore, juste assez instruit pour être « philosophe », juste assez actif pour être intrigant, bon à tout, parce que partout on peut obéir à un mot d’ordre, toucher un traitement et ne rien faire – fonctionnaire du gouvernement officiel – ou mieux, esclave du gouvernement officieux, de cette immense administration secrète qui a peut-être plus d’agents et noircit plus de paperasses que l’autre. »
Et quant au fait qu’il n’y a jamais rien de démocratique en démocratie (euro, représentation, invasions, censure, impôts, guerres, incendies…) :
« Dans l’ordre politique, c’est le gouvernement du peuple par lui-même, la démocratie directe : serf sous le roi en 89, libre sous la loi en 91, le peuple passe maître en 93 ; et, gouvernant lui-même, supprime les libertés publiques qui n’étaient que des garanties à son usage contre ceux qui gouvernaient : si le droit de vote est suspendu, c’est qu’il règne ; le droit de défense, c’est qu’il juge ; la liberté de la presse, c’est qu’il écrit, la liberté d’opinion, c’est qu’il parle. »
Nicolas Bonnal
Bibliographie
Augustin Cochin – La libre pensée ; les sociétés de pensée (Archive.org)
Lucien Cerise – Gouverner par le chaos
Ostrogorski – Democracy and the party system in America (Archive.org)
Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration (Amazon.fr, Dualpha) ; le coq hérétique, une autopsie de l’exception française (Les Belles Lettres, 1997)
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