La France vit une période de prostration de l’esprit public absolument insensé : 50% des jeunes froncés sont prêts à partir en guerre (à pied ou à cheval ?) contre la Russie, et cette nouvelle ne perturbe qu’une infime minorité de dubitatifs, les mêmes que perturbe l’entropie de cette république décrépite, haineuse et ruinée. Les élections européennes semblaient annoncer un triomphe des nouveaux soumis du RN et un retour en farce du parti socialiste. Les solutions sont pires que le problème, comme dirait Paul Watzlawick, auquel nous reviendront un jour.
Mais cette prostration est-elle si récente ?
Avant d’écrire ses extraordinaires Entretiens de Machiavel et Montesquieu, notre poète maudit Maurice Joly rédige une superbe brochure nommée la Question brûlante. On est en 1861, au commencement de la fin de l’empire autoritaire ; Joly dénonce vingt ans avant Edouard Drumont ou le tout le monde maintenant l’atonie française :
« Certes, si l’Empereur ne possède pas le cœur de la France, elle peut se flatter du moins de n’avoir jamais vécu sous une main plus ferme, sous une inspiration plus haute, sous un esprit plus profond, sous une pensée plus indépendante. Cependant ce prince, dont le libre arbitre est si puissant, a senti le besoin de faire appel à l’opinion publique, de départager les voix qui l’avaient élu comme pour en connaître la valeur et la force réelle, la force intelligente. D’où vient qu’il ne trouve rien autour de lui que des voix depuis longtemps asservies, et que lui-même, sans doute, il ne compte pas ? D’où vient que l’opinion ne se rallie pas, ne se manifeste pas, ne fait explosion nulle part ? Osons le dire : C’est qu’il n’y a pas d’opinion, c’est qu’il n’y a que des individus, c’est qu’il n’y a que des intérêts ; c’est que tous les ressorts de la France sont, non pas brisés, Dieu me garde de dire un tel mot, mais si profondément détendus, qu’il n’y a plus nulle part ni action ni pensée. Le mal est profond, il est terrible, il est pire que l’agitation peut-être, car l’agitation, c’est la vie du moins ; l’atonie, c’est le commencement de la mort. »
Il parle même de prostration (on peut vivre longtemps et mourir vivant – Chateaubriand et Vigny ont fait la même remarque peu avant Joly) :
« Cette prostration de l’esprit public ne devait point échapper à l’Empereur ; il n’entendait point sans doute régner sur des ombres. »
Tout le monde antisystème tape sur la presse. Joly remarque que déjà cette presse est sous contrôle (mince…) :
« Dans des moments comme ceux où nous vivons, les journaux sont des canaux trop étroits pour la pensée publique. Le public se soucie bien, d’ailleurs, d’entendre les mêmes voix dont il est fatigué depuis douze ans ! On demandait dernièrement la dissolution du Corps législatif pour faire arriver aux oreilles du pays des voix plus indépendantes : si l’on demandait le licenciement du journalisme actuel pour faire arriver aussi l’arrière-garde des intelligences ? Le public doit être bien las de ceux qui le haranguent chaque matin : ne sait-il pas ce qu’ils ont dit, ce qu’ils diront, le gouvernement ne le sait-il pas lui-même ? Ils ne diront rien, parce qu’ils n’ont rien à dire. L’ironie était profonde, elle n’a pas été comprise peut-être ; on feignait de les croire dangereux !… On leur demandait de la réserve, ils en ont montré ; ils ont eu l’intelligence de comprendre que l’opinion tout entière se serait soulevée contre eux, s’il en avait été autrement. — Il faut le dire, parce que c’est vrai, le public a perdu toute confiance dans une presse qui s’est mise aux gages de l’industrie, qui blâme sans bonne foi, qui loue sans conviction, dont toutes les passions enfin se sont éteintes au sein de la spéculation. »
Bien dit Maurice : la presse s’est toujours mise aux gages de l’industrie ; et Tolstoï nous a bien mis en garde contre tout lectorat libéral.
Avant Guénon Joly rappelle une certaine involution liée à notre monarchie trop active depuis Louis XIII (voir nos textes sur Jouvenel ou Guénon) :
« Le gouvernement de Louis XIV et celui de Richelieu furent étrangement imprévoyants, il faut en convenir, en favorisant sans mesure l’essor de la bourgeoisie : l’un en décapitant les restes de l’autocratie féodale, l’autre en ruinant la noblesse dans les fêtes et en l’asservissant au milieu du faste de sa cour. 1789 est le résultat final de leur politique. L’histoire se demandera peut-être s’ils ont bien su comprendre les conditions du gouvernement monarchique. Tout triomphe sur l’aristocratie est un triomphe anticipé sur la royauté elle-même ; cette généreuse noblesse, dont on avait extirpé l’esprit politique, eut beau faire un rempart de son corps à un trône ingrat, elle ne sut que mourir. En brisant sa forte discipline, on l’avait rendue incapable de produire désormais un grand homme. »
La bourgeoisie arrivée aux affaires, voilà ce que cela donne de médiocre :
« Venons à la bourgeoisie : qu’est-ce donc aujourd’hui que cette puissance qui a envoyé à l’échafaud ses nobles et son roi ? Où est cette forte sève que promettait l’indomptable génération de 89 ; quel homme s’est élevé au pouvoir depuis 1815 qui n’ait montré à la fois toutes les faiblesses et toutes les impuissances ? Louis XVIII et Charles X tenaient la bourgeoisie à l’écart, ils n’avaient pas si tort, ma foi ! Louis-Philippe a pu voir ce qu’il fallait attendre des dictateurs de la banque et de la manufacture, comme on les appelait ; ils ont jeté leur roi par terre comme un homme de carton, ne s’apercevant pas qu’une fois la partie jouée, leur rôle était fini, et que le prolétariat se levant derrière eux les ferait disparaître pour jamais de la scène politique. »
Depuis c’est le temps des pygmées (Chateaubriand use du même terme pour évoquer l’après-Napoléon, celui-là pourtant qui créa l’Europe autoritaire et mit les pygmées administratifs et bancaires un peu partout au pouvoir, tout en militarisant les sociétés) :
« Les lois les plus impopulaires, le gouvernement le plus étroit, le plus mesquin, les idées les plus faibles, les plus dures, voilà ce que l’on a toujours trouvé au sein des majorités qui gouvernaient alors le pays ; en vain formait-on coalition sur coalition pour escalader le pouvoir et y faire arriver les plus agissants. Pas un homme solide ne se présentait en scène ; on ne voyait que des pygmées se montant sur le dos les uns des autres, et dégringolant aux grands éclats de rire de la foule. »
Encore une note psychologique :
« Mais ce qui est plus grave, c’est une absence de volonté, un défaut de persévérance, une mobilité qui fait tout entreprendre et tout quitter. Le moindre obstacle décourage, la moindre adversité terrasse. »
Description du « règne des petits hommes » :
« C’est plus que jamais le règne des petits hommes, des hommes d’antichambre, des hommes de coulisse ; il semble qu’une mystérieuse conspiration les pousse, les élève, les caresse, ce sont les mœurs du sérail. Où sont donc nos vertes franchises et notre vieil esprit gaulois ? Quoi ! pas une satire, pas même une épigramme ! On ne glose qu’à petit bruit, on n’ose pas ; le peuple français n’ose plus moquer ouvertement tous ces Gitons ; parlez d’un homme public en renom dont l’incapacité est connue, chut ! vous dit-on ; décriez un poète, un littérateur célèbre, mais sans génie, l’avis des gens sensés est pour vous ; mais on est convenu d’acquiescer aux réputations usurpées ; une flagrante médiocrité est hautement portée sur le pavois et triomphe pour ainsi dire des gens de mérite de leur consentement : on ne vit jamais rien de si étrange ! »
Juste conclusion :
« Je pourrais aller beaucoup plus loin dans cette peinture, je m’arrête. Il semble qu’un type moral et social, comme celui dont je viens de faire l’imparfaite analyse, soit peu fait pour soutenir le régime de la liberté et les austérités de la vie publique. »
93% de vaccinés grâce à la télé. Normal, il n’y a pas de libre-arbitre :
« Non, je le répète, il n’y a pas d’opinion publique en France, je vais plus loin, je dis qu’il n’y a pas de libre-arbitre. À part quelques hommes qui se sont fait des principes et des idées personnelles à force d’étude et de méditation, le plus grand nombre vit sur une provision de lieux-communs qui passent de main en main comme de la monnaie. »
Comme Balzac et avant ceux qui râlent après la télé, Joly comprend que le cerveau humain est – pour reprendre le mot célèbre de Patrick Le Lay de TF1 – un grand vide à occuper et divertir – et à programmer aisément :
« Ce sont partout les mêmes mots, les mêmes phrases qui reviennent à l’oreille, et ces mots, ces phrases sont toutes faites depuis vingt ans. La Presse a habitué le public à prendre chaque jour sa pâtée d’idées toute formulées ; — voyez plutôt ce qui se passe : jamais le public ne jugera par lui-même un homme, un livre, une brochure ; la Presse lui dit : tel livre vient de paraître, c’est fort beau, il le lit ; la Presse lui dit : on joue ce soir telle pièce, c’est magnifique, il y court. Ainsi du reste. Que je sois démenti par les quinze ou vingt journaux qui battent monnaie de la réclame quotidienne, et ce qu’il y a de plus fort, le public est trompé, dupé, on se rit de lui en face il croit, il croit toujours ; il lui suffit que les choses soient imprimées, sa déconvenue de la veille ne lui dessille pas les yeux le lendemain. »
On répète car c’est trop sympa : « sa déconvenue de la veille ne lui dessille pas les yeux le lendemain. »
Quelques années plus tard, au bout des vingt guerres impériales humanitaires, Sedan…
Pour le reste ce Second Empire surnaturel reste la plus importante période de notre histoire, et même l’incubateur de tout notre monde moderne : les réflexions de cerveaux comme Joly ou de génies comme Maupassant, Flaubert, Drumont, Taine, Gobineau ou Tocqueville (alors à l’agonie) le montrent abondamment. C’est à cette époque que furent inventées et adoptées industriellement toutes les gueuseries de notre modernité. On y reviendra tantôt avec Dostoïevski.
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