Ave Maria - G.Caccini

QUINZIEME DEGRE De la Chasteté incorruptible que des hommes corruptibles par leur nature acquièrent par des travaux et des sueurs. 2/2


 44. Aussi, lorsque le démon veut unir deux personnes par les liens d'un amour profane et criminel, il commence par examiner attentivement quelles sont leurs différentes inclinations pour savoir par laquelle allumer l'incendie.

45. Ne sommes-nous pas témoins tous les jours et ne pouvons-nous pas rendre témoignage que tous, ceux qui sont les tristes esclaves du vice honteux, sont remplis d'affection pour les autres, sensibles à leurs malheurs, touchés de compassion pour eux, mêlent facilement leurs larmes avec les leurs, et n'usent à leur égard que de paroles douces et flatteuses. Ah! ceux qui désirent de devenir et d'être chastes, ne se laissent pas aller à une tendresse si étudiée.
46. Un homme plein de prudence, de sagesse, et d'une profonde érudition, me proposa un jour cette question grave, importante et difficile : "Quel est, me dit-il, le péché que vous croyez le plus grand et le plus énorme après l'homicide et l'apostasie ?" Je lui répondis que je pensais que c'était l'hérésie. "Mais, répliqua-t-il, si l'hérésie est le plus grand péché après l'homicide et l'apostasie, comment se fait-il que l'Église catholique admette à la participation des saints mystères les hérétiques, aussitôt qu'ils ont abjuré et anathématisé sincèrement leurs erreurs, et que conformément à la tradition apostolique, elle éloigne de la table eucharistique, pendant des années entières, ceux qui ont eu le malheur de tomber dans la fornication, quoiqu'ils aient confessé leur péché, qu'ils s'en soient corrigés, et qu'ils en fassent une sincère pénitence ?" Cette répartie inattendue me surprit si fort, que je ne suis qu'y répondre ; et la question demeura indécise.
47. Donnons ici une attention particulière pour examiner, connaître et peser la différence qu'il y a entre les pensées et les affections que le démon de la luxure nous inspire pendant la récitation des psaumes, et celles que nous suggère, l'Esprit saint par le moyen des paroles divines que nous prononçons; et voyons combien celles du saint Esprit nous donnent abondamment de force et de courage pour combattre notre ennemi infatigable. 
48. Pauvres jeunes gens ! c'est surtout sur vous que vous devez avoir les yeux continuellement fixés ! Hélas ! j'ai remarqué un grand nombre de jeunes personnes qui, tandis qu'elles adressaient à Dieu des prières ferventes et sincères pour d'autres personnes qu'elles aimaient et qui leur étaient chères, se sont laissées surprendre et dominer par l'esprit immonde; elles croyaient cependant dans ces supplications ne remplir qu'un devoir de reconnaissance et de charité. 
49. Les différents attouchements sont très propres à souiller nos corps ; fuyons-les donc avec horreur et n'oublions jamais combien ils peuvent nous être dangereux et funestes. Rappelons-nous sans cesse l'exemple remarquable d'un jeune homme d'une profonde sagesse et d'une grande chasteté. Sa mère était malade, et il était nécessaire qu'il la portât entre ses bras, or il portait les précautions et la vigilance jusqu'à se couvrir les mains, afin de ne pas la toucher. Ne manquez donc pas, je vous prie, d'éviter toute sorte d'attouchements, soit ceux qui seraient déshonnêtes et criminels, soit ceux qui seraient honnêtes et indifférents, soit ceux que vous feriez sur vous, soit ceux que vous feriez sur les autres.
50. Personne, je pense, ne peut avec raison et vérité appeler saint celui qui n'aura pas purifié de toute souillure la boue dont son corps est composé, et qui ne l'aura pas sanctifiée, et comme transformée, si toutefois cette transformation est possible en ce monde. 
51. C'est surtout lorsque nous nous mettons au lit pour prendre notre repos, que nous devons nous conduire avec prudente et veiller sur nous; car pendant notre sommeil, notre âme est, pour ainsi dire, sans son corps; elle combat seule contre le démon. Or, si notre esprit par de mauvaises pensées que nous aurions en nous endormant, se trouve porté à des plaisirs déshonnêtes, ne s
52. Ne vous endormez donc et ne vous réveillez qu'avec le souvenir de la mort, et que la prière vous tienne toujours uni à Jésus. Ces deux pratiques, faciles et importantes, vous seront pendant votre sommeil du plus grand secours pour vous préserver de tout accident fâcheux. 
53. Certains pensent que ces combats importuns que nous sommes obligés de soutenir contre le démon impur, et que ces accidents humiliants qui nous arrivent dans le sommeil, sont ordinairement produits et causés par une trop grande abondance de nourriture qu'on a prise : cependant je peux assurer avec vérité que j'en ai rencontré plusieurs ou qui étaient malades et dangereusement malades, ou qui, par des jeûnes rigoureux, avaient exténué leur corps, lesquels ont éprouvé ces mouvements déréglés de la chair. Or voici ce que me dit un jour sur ces sortes de misères humaines un moine des plus sages, des plus réfléchis et des plus respectables de sa communauté : "Ces accidents nocturnes, me dit-il avec une clarté et une précision qui me frappèrent d'étonnement, arrivent quelquefois de l'abondance de la nourriture et des douceurs du repos; d'autres fois, de l'orgueil, et c'est lorsque nous nous réjouissons et que nous nous applaudissons de les avoir longtemps empêchés par nos soins et nos précautions; enfin nous les éprouvons d'autres fois, lorsque nous nous donnons la liberté de juger et de condamner témérairement nos frères. Or, ajouta-t-il, ces deux dernières causes, et peut-être toutes les trois, sont communes aux personnes qui sont malades, comme à celles qui ne le sont pas." Si donc il se trouve quelqu'un assez heureux pour ne rien souffrir de ces trois choses, il doit jouir d'une grande consolation, puisqu'il voit dans son corps une pureté que rien ne trouble. Ce qui peut uniquement lui inspirer quelque inquiétude, c'est de soupçonner avec crainte que cet état peut venir de la perfidie du démon; mais qu'il se rassure et se console, en pensant que Dieu permet cette peine et cette inquiétude qui n'ont rien de criminel, afin qu'il puisse acquérir une humilité plus profonde. 
54. Qu'on évite avec soin pendant le jour de repasser dans la mémoire les songes et les fantômes qui pendant la nuit auraient troublé l'imagination; car c'est, pour nous porter à quelques actions déshonnêtes, que les démons excitent en nous ces accidents nocturnes.
55. Mais remarquons ici avec une attention spéciale une ruse détestable du démon pour nous perdre. Voici donc la manière dont il se sert pour nous faire tomber. Comme certains aliments insalubres ne causent des maladies qu'une année après qu'on les a pris, et quelquefois les produisent presque tout de suite; de même les choses qui, par les jouissances qu'elles nous donnent, tendent à corrompre notre coeur, n'obtiennent ce misérable effet qu'après un temps assez considérable. C'est pour cette raison que j'ai rencontré des personnes qui se mettaient familièrement à table avec des femmes et conversaient librement avec elles, sans éprouver dans ces moments aucune mauvaise pensée; mais, hélas ! qu'est-il ensuite arrivé ? Ces malheureux se sont fiés à eux-mêmes, et cette confiance présomptueuse les a perdus; car dans le temps même où ils se croyaient dans une paix et une sécurité parfaites dans leurs cellules, ils ont rencontré une mort bien déplorable. Or celui qui a fait la triste expérience de ce que je dis ici, ne comprend que trop quelle est cette mort dont je parle, si elle regarde le corps, ou l'âme. Que celui qui n'a rien éprouvé de semblable, vive longtemps dans une heureuse ignorance ! 
56. Les moyens les plus efficaces que nous puissions employer contre les dangers et les écueils auxquels nous exposent les tentations impures, c'est de nous revêtir d'un rude cilice, de nous couvrir de cendres, de passer les nuits dans les veilles et les travaux, de souffrir la faim et la soif, de fixer notre demeure au milieu des tombeaux et des cadavres, de ne manger que du pain, de ne boire que de l'eau, mais surtout de vivre dans une humilité parfaite, enfin, si la chose est possible, de choisir un père spirituel qui soit sévère, ou un frère, plein de ferveur et de prudence, qui nous dirige et nous secoure, non pas tant par le poids et l'autorité de ses années, que par la vertu de sa sagesse et par la justesse de son jugement; car je regarderais comme une chose merveilleuse, si, étant uniquement livré à vous-même, vous vous préserviez du naufrage au milieu d'une tempête si furieuse. 
57. Il arrive assez souvent que le même péché mérite un jugement mille fois plus sévère et une punition bien plus rigoureuse dans une personne que dans une autre. En effet les circonstances en augmentent, ou en diminuent l'énormité : telles, par exemple, que l'habitude de le commettre, le lieu où l'on s'en est rendu coupable, l'état et la condition de celui qui pèche, et d'autres circonstances nombreuses qui peuvent rendre le crime plus ou moins considérable. 
58. On me raconta un jour un fait d'une rare pureté, et je doute qu'on puisse pratiquer cette vertu avec une plus grande perfection. Quelqu'un aperçut par hasard un corps d'une beauté extraordinaire. Or cette vue le porta tout de suite à glorifier par ses louanges la souveraine Beauté de Dieu dont cette qu'il avait sous les yeux, n'était qu'une image bien imparfaite, et lui inspira un sentiment d'amour de Dieu si vif et si ardent, qu'il innonda d'un torrent de larmes le lieu où il était. Je vous demande, n'était-ce pas une chose admirable que ce qui aurait été pour plusieurs une funeste occasion de chute et de ruine spirituelles, devint pour ce saint homme un moyen surnaturel pour se procurer les récompenses célestes ? et, si l'on peut encore trouver des hommes semblables qui, dans de pareilles circonstances, éprouvent les mêmes sentiments, et soient aussi purs et aussi unis à Dieu par la charité, ne doit-on pas dire d'eux que, dans une chair corruptible, ils vivent déjà de la même manière que nous vivrons après la résurrection générale ?
59. Tels devraient être du moins nos sentiments, lorsque nous entendons chanter les saints cantiques et quelque mélodies; car les personnes qui aiment Dieu avec ardeur, sont émues d'une allégresse toute céleste, d'une affection divine et d'une tendresse qui va jusqu'aux larmes, quand elles entendent une belle harmonie, soit qu'elle soit sacrée, soit même qu'elle soit profane. Ceux, au contraire, qui sont esclaves des plaisirs des sens, éprouvent des sentiments et des mouvements tout opposés. 
60. Parmi ceux qui se sont retirés dans le désert pour mener une vie érémitique, il y en a qui sont, ainsi que nous avons eu l'occasion de le remarquer, beaucoup plus exposés aux fureurs des démons. Ce qui ne doit point nous étonner, car ce sont surtout les lieux solitaires qu'ils habitent depuis que notre Seigneur, pour notre salut, leur a défendu de fixer leur demeure dans nos corps, qu'Il les a chassés des lieux habités, ou qu'Il les a précipités dans les cachots éternels.
61. Il est à remarquer que le démon de la luxure s'attaque surtout aux solitaires, afin que consternés et abattus par des tentations humiliantes, ils s'imaginent qu'ils ne retirent aucun avantage de leur solitude, et qu'ils prennent enfin la funeste résolution de rentrer dans le tumulte et dans les agitations du siècle. Il est encore à observer que, lorsque nous sommes au milieu du monde, le démon nous laisse assez tranquilles; mais c'est afin que nous croyant délivrés à des tentations, il puisse nous persuader que nous sommes en état de vivre sans danger au milieu des séculiers et des mondains.
62. Là où nous sommes le plus souvent tentés, c'est là où le démon ne voudrait pas que nous fuissions, et que c'est là, par conséquent, où nous devons soutenir ses assauts avec plus de force et de courage, de zèle et de persévérance; enfin, que celui qu'il n'attaque pas ainsi, semble être devenu son ami. 
63. Si l'obéissance nous oblige à demeurer quelque temps dans le monde pour y traiter d'une affaire importante et nécessaire, la Main et la Grâce de Dieu nous protégeront; les prières et les vÏux de notre supérieur sont encore capables de nous obtenir cette faveur, afin que le Nom du Seigneur ne soit pas blasphémé à cause de nous. Nous pouvons encore être sans tentations au milieu des embarras du siècle, à cause de notre insensibilité et de notre indifférence pour les choses du monde, lesquelles nous avons acquises par le dégoût que ces choses mondaines nous ont donné dans l'usage rassasiant que nous en avons fait; et d'autres fois, parce que tous les autres démons se sont retirés d'auprès de nous, et qu'il n'est demeuré avec nous que celui de la vaine gloire et de l'orgueil pour nous faire la guerre, et tenir lui seul la place de tous les autres. 
64. Vous tous qui avez résolu de garder la chasteté et à être fidèles à cette vertu céleste, écoutez-moi, je vous prie, et remarquez avec moi un nouveau genre de malice de la part du cruel et impitoyable séducteur de nos âmes : veillez surtout avec grand soin pour ne pas en devenir les tristes victimes. Un serviteur de Dieu, qui en était instruit par sa propre expérience, m'a raconté que souvent le démon de l'impureté se retire de nous jusqu'au temps qu'il a fixé pour être le plus propre et le plus convenable à la tentation dans laquelle il veut nous faire tomber; que pendant cet intervalle il excite dans le malheureux qu'il veut précipiter dans le péché, les plus beaux et les plus pieux sentiments de dévotion, et qu'il lui ouvre une source abondante de larmes dans le temps même qu'il se trouve dans la compagnie des personnes du sexe, qu'alors il inspire à cet imprudent de leur parler avec zèle de la mort et du jugement, de la tempérance et de la chasteté, et de les exhorter à faire des méditations fréquentes sur les vérités importantes du salut et à pratiquer avec une inviolable fidélité les vertus si belles et si nécessaires que commande la religion. Trompées par ces discours et par ces apparences de piété, ces pauvres personnes courent, comme après un véritable pasteur, à la suite de ce moine, qui, par les ruses du démon et sans que lui-même s'en soit presque aperçu, est devenu un loup sanguinaire et dévorant. Mais que va-t-il arriver ? Hélas ! par la familiarité que peu à peu elles prennent, et par la liberté qu'elles ont de s'entretenir avec lui, elles finissent par se précipiter elles-mêmes et, avec elles, ce malheureux dans l'abîme profond du péché, et par consommer sa perte. 
65. Évitons donc de tout notre possible, non seulement de voir et de considérer ce fruit de mort, mais d'en entendre parler, puisque dans notre profession religieuse nous avons fait solennellement la promesse de n'en jamais goûter. Ne devrions-nous pas être saisis d'une sainte indignation, si nous en trouvions parmi nous qui fussent assez insensés pour se croire aussi forts et fermes que David ? la chose est-elle possible ?
66. La chasteté est une vertu si belle, si noble, si digne de nos éloges et de nos louanges ! elle est exempte de la moindre souillure, elle est capable de procurer et à l'âme et au corps une paix et une tranquillité parfaites.
67. Certains ont enseigné qu'on ne peut plus appeler chaste une personne qui est tombée dans quelque faute honteuse. Je ne peux admettre une opinion semblable. C'est pourquoi il me semble que pour la réduire à sa juste valeur, je dois dire qu'il est facile à Dieu, s'il Lui plaît, d'enter un olivier sauvage sur un olivier franc, et de lui faire porter d'excellents fruits. Au reste, si les clés du royaume des cieux avaient été confiées à un homme qui eût conservé son corps dans une inviolable chasteté, leur sentiment pourrait peut-être paraître plus probable; mais tout le monde sait que saint Pierre avait, une belle-mère et une femme. (cf. Mt 1,30) Le prince des apôtres doit donc leur fermer la bouche, et leur apprendre que dans tous les temps de la vie, on peut acquérir la chasteté. 
68. Le démon de l'impureté suggère mille pensées et prend toute sorte de formes pour tenter et faire tomber les hommes. Ainsi il ne cesse d'exciter, de porter et de pousser ceux qui ont eu le bonheur de conserver leur innocence sans tâche, à goûter seulement un peu ce que c'est que les plaisirs sensuels, à examiner et à éprouver s'ils leur conviendraient. Il leur dit intérieurement qu'ils ne s'y livreront pas longtemps et qu'ils y renonceront ensuite. Quant à ceux qu'il a gagnés, il ne cesse de leur remettre devant les yeux l'image attrayante de voluptés dont il ont déjà joui, afin de les engager à s'y abandonner de plus en plus. Or voici ce qui arrive ordinairement dans ces tentations différentes : ceux qui, par une funeste expérience, ne connaissent pas encore ces plaisirs criminels, ne succombent pas facilement et tout d'un coup; quelques-uns même parmi ceux qui ont eu le malheur de se laisser séduire et de savourer honteusement le plaisir que le démon leur promettait, s'en dégoûtent, font des difficultés et opposent une vigoureuse résistance; enfin ou voit le contraire dans plusieurs autres : ils contractent l'infâme habitude de ces voluptés charnelles, et ne peuvent plus s'en passer. 
69. Lorsque à notre réveil, nous trouvons notre âme et notre corps dans la pureté et le calme, nous devons penser que les anges nous ont obtenu cette faveur en vertu des prières que nous avons faites et de la sobriété que nous avons observée avant notre repos. Mais si le contraire était arrivé, et que de mauvais songes nous eussent plongés dans la tristesse et l'ennui, qu'enfin des fantômes nous poursuivissent et nous troublassent par leur honteuse importunité, rappelons-nous ces paroles : 
70. J'ai vu l'impie, le démon de l'impureté extrêmement élevé : il égalait en hauteur les cèdres du Liban, troublant mon coeur par sa fureur et par les agitations qu'il lui communiquait; je n'ai fait que passer par les austérités de l'abstinence et du jeûne, et il n'était déjà plus; sa rage contre moi avait cessé ; et encore ces autres paroles : Dans l'humilité de mes pensées je l'ai cherché, et je n'ai pu le trouver, ni le lieu qu'il habitait, ni même les vestiges de ses violences. (cf. Ps 36,35-36). 
71. Celui qui triomphe de sa propre chair, triomphe de la nature même; mais celui qui a triomphé de la nature, est au dessus de la nature; mais celui qui est au dessus de la nature, est presque aussi parfait que les anges. 
72. En effet je n'aperçois rien de surprenant, si des esprits exempts de toute matière, comme les anges bons ou mauvais, combattent d'autres esprits immatériels comme eux; mais ce qui me surprend et m'étonne, c'est de voir des hommes pétris d'une chair de terre et de boue, faible et chancelante, infidèle et corrompue, mais, que dis-je ? d'une chair ennemie, en venir aux prises avec les démons qui sont des esprits délivrés du poids et de l'embarras d'un corps, les vaincre et les mettre en fuite. 73. Le Seigneur, par un trait tout particulier de sa Providence en faveur du genre humain, a inspiré aux femmes l'esprit de modestie, de honte et de pudeur. Si les femmes avaient la même liberté et la même hardiesse que les hommes, pourrait-on dire que la chasteté conduirait une seule âme en paradis ? 
74. Nos pères les plus instruits dans les voies de la vie spirituelle, et sur la sagesse desquels nous pouvons sûrement compter, nous enseignent qu'il faut reconnaître une différence essentielle entre le premier mouvement de l'âme, la sympathie de notre esprit pour une pensée impure et le consentement qu'on donne au péché, et entre la défaite et la captivité qu'on subit, le combat qu'on soutient et la passion qui agit. Ils disent que le premier mouvement de l'âme est une espèce de discours simple et nu, et la représentation d'un objet, choses qui se passent dans l'imagination; que la sympathie de l'esprit pour l'objet qu'il s'est figuré par la pensée, est un certain entretien, une certaine conversation de notre âme avec l'objet qu'elle considère, soit qu'elle en agisse de la sorte avec une mauvaise intention, soit qu'elle le fasse sans mauvais dessein; que le consentement qu'on donne au péché, est un amour et une affection qui la portent à vouloir et à posséder l'objet qu'elle s'est représenté; que la captivité est la violence qui est faite à notre coeur, laquelle l'entraîne, comme malgré lui et l'enchaîne, ou bien un lien fort et constant qui le fixe et l'attache à l'objet dont il est ému et lui fait perdre l'heureux état de grâce et d'innocence; que le combat est une égalité de forces qu'on emploie pour combattre un ennemi; de sorte qu'une âme qui se trouve exposée au combat, peut, selon sa volonté, vaincre, ou être vaincue; enfin que la passion bien formée est un vide qui depuis longtemps s'était glissé dans notre âme, y a pris racine, et l'a conduite peu à peu dans une telle habitude de mal faire, qu'elle le suit avec plaisir et exécute avec ardeur ce qu'il lui commande. Cela dit, vous remarquerez sans doute que le premier mouvement de notre âme qui, sans le vouloir, reçoit l'impression d'un objet, n'est sûrement pas criminel, que la représentation de cet objet dans notre esprit, n'est pas tout-à-fait innocente; mais que le consentement qu'on donne à cette représentation, est un péché plus ou moins grave, selon que, pour y résister, l'âme fait des efforts plus ou moins grands et généreux; que le combat procure des châtiments ou des récompenses; que la captivité n'est pas toujours la même et qu'elle dépend des circonstances; car si elle arrive pendant la prière, elle n'est pas ce qu'elle serait dans un autre temps, si c'est par rapport à des choses indifférentes, elle ne doit pas être ce qu'elle serait par rapport à des choses mauvaises; enfin que, quant à la passion formée, il est indubitable que si elle n'est pas punie en ce monde par une conversion solide et sincère, et par une pénitence proportionnée aux fautes qu'elle a fait commettre, elle le sera dans l'autre, par des supplices éternels. De toutes ces observations tirons cette conséquence importante, et disons que celui qui ne souffre et ne permet pas que le premier mouvement fasse impression sur lui, arrête dans leur principe toutes les tentations qu'il éprouverait, et coupe la racine au mal.
75. Ceux d'entre les Pères qui ont le plus de lumières et de discernement, remarquent encore une autre espèce de pensée beaucoup plus subtile. Ils l'appellent une insinuation doucereuse et subreptice. Or cette pensée pénètre dans l'âme d'une manière si douce, si insinuante et si soudaine, que l'âme n'a, pour ainsi dire, ni le temps, ni les moyens de s'en apercevoir. On ne peut rien voir de plus précipité dans les mouvements les plus agiles des corps, rien de plus prompt et de plus subtil dans les agitations des esprits, c'est une action presque imperceptible dont à peine l'âme conserve le souvenir, qui existe sans durée de temps, qui ne laisse faire aucune réflexion, et que quelquefois même on éprouve sans qu'on s'en aperçoive. Si quelqu'un a été assez heureux pour obtenir de Dieu de pénétrer et de comprendre cette espèce de mystère, il pourra nous dire comment il arrive que, par un simple coup d'Ïil, par un regard, par un innocent attouchement de mains et par quelques paroles qu'on chante, sans même qu'on y laisse arrêter ni l'imagination ni la pensée, l'âme s'en trouve comme emportée, et que la passion impure s'empare d'elle et la corrompe tout de suite. 
76. Certains disent que ce sont les pensées qui prennent naissance dans le coeur, lesquelles portent le corps à des actions d'impureté. D'autres, au contraire, soutiennent que c'est par le moyen des organes et des sens du corps que les pensées sont excitées dans l'esprit. D'autres assurent que le corps ne fait qu'obéir à l'esprit, et le suit : enfin on en rencontre quelques autres qui, pour prouver que l'esprit est moins coupable que le corps, on plutôt que le corps est seul coupable, démontrent, autant qu'ils le peuvent, que très souvent les mauvaises pensées ne se glissent dans l'esprit que par la vue d'un objet agréable, d'une beauté qui frappe et éblouit, par de simples touchers de mains, par la bonne odeur des parfums qu'on respire, et par la douceur des sons qu'on entend. Pour moi, je prie très humblement dans le Seigneur, celui qui connaîtrait où en sont réellement les choses, de nous l'apprendre; car cette connaissance est très utile et même nécessaire à ceux qui ne veulent agir et ne se déterminer que par principe et avec certitude; mais elle est fort inutile à ceux qui ne désirent servir Dieu qu'avec simplicité de coeur. La science et les talents de l'esprit ne sont pas le partage de tout le monde, je le sais; mais aussi je n'ignore pas que la bienheureuse simplicité, qui est une cuirasse forte et puissante contre les traits des ennemis du salut, ne règne pas dans tous les coeurs. 
77. Il y a des passions qui, après avoir pris naissance dans l'esprit, portent leur rage et leur fureur sur les corps; et il y en a d'autres, au contraire, qui, occasionnées par les corps, exercent leurs ravages sur les esprits. Ces dernières arrivent ordinairement aux personnes qui vivent dans le monde; et les premières, à ceux qui vivent dans les monastères, parce qu'ils ne voient pas les objets qui tentent ceux qui vivent au milieu du siècle. Quant à moi, la seule chose que je puisse encore affirmer, c'est que si vous voulez trouver la prudence et la sagesse dans les personnes qui sont esclaves des passions, vous n'en viendrez jamais à bout. 
78. Lorsque, pendant longtemps et par beaucoup d'efforts nous avons fait la guerre au démon de la luxure, qui est, pour ainsi parler, l'allié de notre chair de boue, et que par nos jeûnes rigoureux, comme par des coups de pierre, par notre humilité, comme avec une épée, nous l'avons chassé de notre coeur, alors ce misérable s'attache comme un ver à notre corps, et s'efforce de souiller notre âme, en excitant sur nous des mouvements importuns et contraires à la raison. 
79. C'est surtout le malheur qui arrive communément à ceux qui obéissent à l'esprit de l'orgueil, en effet, tandis qu'ils ne cessent de s'applaudir de se voir délivrés des mauvaises pensées, ils tombent dans les pièges que leur a tendus la vanité; et pour nous convaincre de cette triste vérité, voyons et examinons attentivement, mais avec simplicité de coeur, pour quelles raisons ces personnes se trouvent exemptes des pensées déshonnêtes. N'est-ce pas sûrement parce que le démon, plein de ruse et de malice, s'est caché dans les plis les plus secrets de leur coeur, et que là il leur suggère que c'est par leurs soins, leur prudence et leurs travaux, qu'elles ont pratiqué la chasteté et acquis cette belle et parfaite pureté qu'elles possèdent ? Les malheureux ! ils ont oublié cette parole : "Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu ?" (1 Cor 4,7) Que les personnes dans le coeur desquelles le démon se serait ainsi caché, s'appliquent tout de bon à combattre et à tuer ce serpent dangereux; qu'elles le chassent loin de leur coeur par une profonde humilité, afin que, délivrées de ses morsures cruelles et empoisonnées, et dépouillées de ces tuniques de peau dont elles étaient couvertes, elles puissent enfin chanter à la louange du Seigneur un cantique de triomphe et de victoire, et, réunies aux enfants qui ne se sont jamais souillés par des choses contraires à la chasteté, répéter l'hymne de la pureté. Mais elles ne sauraient le faire, nous le répétons, si elles se contentent de se défaire des tuniques dont nous venons de parler, et qu'elles ne se revêtent pas des vêtements de l'innocence et des habits d'une profonde humilité. 
80. Le démon dont il est question ici, est beaucoup plus rusé que les autres : il sait observer et connaître les circonstances où il pourra nous tendre ses pièges avec plus de succès. C'est ainsi que pour nous tenter, il choisit et préfère les moments pendant lesquels il nous est impossible de nous servir de nos corps pour nous adresser à Dieu par des prières ferventes. 
81. Aussi conseillons-nous à ceux qui ne savent pas encore prier mentalement, de mortifier leurs corps pendant leurs prières vocales, soit en étendant les bras, soit en se frappant la poitrine, soit en élevant affectueusement et souvent leurs yeux vers le ciel, soit en poussant des soupirs et des gémissements, soit en se tenant à genou : toutes ces mortifications et ces moyens pieux leur procureront de grands avantages. Mais s'il arrive que par la présence de quelque personne, on ne puisse pas se servir de ces pratiques de piété, le démon profite de cette occasion pour nous attaquer, et il n'est pas rare qu'on ne tienne pas ferme contre la tentation; de sorte que par défaut de courage, ou faute de ferveur dans la prière, on chancelle et l'on succombe. Quant à vous, si vous vous trouviez exposé à une pareille épreuve, retirez-vous promptement, sortez de la foule, cachez-vous dans quelque lieu secret, portez jusqu'au ciel les vÏux ardents de votre coeur; et, si vous le sentez froid et glacé, élevez les yeux de votre corps pour regarder du moins le ciel, étendez vos bras en forme de croix, afin que, par ce signe salutaire, vous puissiez confondre et terrasser ce nouvel Amalec; appelez à grands cris celui qui, seul, peut vous sauver; pour cela ne vous servez pas de paroles élégantes et étudiées, mais de mots qui respirent l'humilité du coeur et la confiance de votre âme; dites surtout : "Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible et languissant." (Ps 6,3) Vous sentirez alors la présence du secours du Très-Haut, et, fortifié par ce secours céleste, vous repousserez victorieusement vos ennemis. Or je peux dire que tous ceux qui s'accoutumeront à combattre le démon de cette manière et avec ces armes, remporteront sur lui de promptes et glorieuses victoires. La seule prière du coeur serait capable de nous faire triompher. C'est ainsi que Dieu rend invincibles ceux qui combattent courageusement pour son amour; c'est ainsi qu'Il récompense leurs efforts, et couronne leur bonne volonté. 
82. Dans une réunion où je me trouvai, je voyais un moine qui était très appliqué à l'affaire de son salut, et qui y travaillait avec une grande ardeur. Or je remarquai un jour que ce fervent serviteur de Dieu était violemment attaqué par des pensées impures, que ne se trouvant pas dans un lieu propre à la prière qu'il avait coutume de faire pendant ces tentations, il prétexta pour se retirer, des besoins naturels. Il se rendit donc à l'endroit destiné pour y satisfaire, et par une prière des plus ferventes il livra la bataille au démon, et le terrassa. Cependant je lui fis quelques reproches sur sa conduite : "Le lieu, lui dis-je, que vous avez choisi pour prier, ne convient nullement au saint exercice de la prière." Mais, me répondit-il avec humilité, ne voyez-vous pas, mon père, qu'en choisissant ce lieu pour prier dans le temps que j'étais tenté par des pensées immondes, j'ai mérité d'être purifié de mes propres souillures ?" 
83. Les démons cherchent à envelopper notre esprit dans des ténèbres épaisses, et puis, à porter notre coeur à chérir ce qu'ils aiment eux-mêmes. Ainsi, à moins qu'un religieux ne ferme les yeux de son âme à la lumière, le démon ne pourra lui ravir le précieux trésor de l'innocence. Mais c'est surtout de cette manière que le démon de l'impureté nous attaque et nous tente, il répand quelquefois tant de ténèbres dans l'esprit d'un pauvre moine, et par cette obscurité opère une telle confusion et un désordre si affreux dans sa raison, qu'il va jusqu'à lui faire commettre, en présence même de ses frères, des actions et des crimes dont un insensé seul serait capable. Mais qu'arrive-t-il ensuite ? Notre âme revient de sa funeste ivresse, la passion se calme, nous rentrons en nous-mêmes, et nous n'avons qu'à rougir de notre honteux aveuglement, et à gémir sur nos déplorables excès, sur les paroles que nous avons dites, sur les gestes que nous avons faits, sur les actions que nous avons commises, et sur l'état humiliant dans lequel nous nous sommes réduits en présence de tant de témoins. Cependant d'un mal il est plusieurs fois résulté un bien; car il est arrivé que cette honte des pécheurs, en considérant la conduite infâme qu'ils avaient tenue, les a convertis, et les a portés à se corriger de leur passion.
84. Repousse l'ennemi, qui, après nous avoir fait tomber dans le péché, nous détourne de la prière, des autres exercices de piété et de la vigilance sur nous-mêmes. Rappelons-nous donc la maxime de celui qui a dit : "Parce que, disait-il, j'ai vu que mon âme était oppressée par la connaissance des péchés que j'ai commis, comme par une cruelle tyrannie. J'ai résolu fortement de me venger des ennemis qui m'ont accablé de maux." (cf. Lc 18,5) 
85. Savez-vous quel est celui qui peut assurer qu'il a vaincu sa chair et triomphé de son propre corps ? c'est celui qui a comme brisé et froissé son coeur. Mais quel est celui qui a brisé son coeur ? vous le trouverez dans celui qui aura fait une abnégation entière d'elle-même; car comment celui qui a fait mourir sa propre volonté, aurait-il pu épargner son coeur ? 
86. Il existe un type d'homme dominé par la passion qui, à tous les crimes dont il s'est noirci, ajoute celui de raconter avec une brutale complaisance les exécrables impudicités et les honteuses intempérances auxquelles il s'est livré. 
87. Le démon, pour corrompre notre coeur, a coutume d'exciter des pensées impures dans notre esprit. Nous pouvons les combattre avec avantage, chassons-les par la tempérance, par le mépris, et par l'application à toute autre chose. 
88. Ici se présente une bien grande difficulté. Nous devons faire la guerre à notre corps ? mais, hélas ! ce corps, qui n'est si cher, que j'aime si tendrement, comment pourrai-je l'enchaîner, le juger et le condamner, ainsi que je jugerai et que je condamnerai les vices les plus honteux ? Mais il n'échappe au moment même que je suis près de lui mettre des chaînes; je n'ai pas plus tôt résolu de le juger, que je me réconcilie avec lui, et si je vais quelquefois jusqu'à le condamner, je m empresse bien vite de lui pardonner. Comment pouvoir haïr ce que la nature m'ordonne d'aimer ? comment serait-il possible de se séparer de ce à quoi l'on doit être éternellement uni ? Pourrai-je faire mourir ce qui doit ressusciter un jour pour vivre avec moi dans les siècles infinis ? par quels moyens me sera-t-il donné de rendre incorruptible ce qui est corruptible de sa nature ? quelles bonnes raisons à donner à celui qui, pour me convaincre, m'en donne qui sont fondées sur l'essence même des choses ? Si j'essaie d'enchaîner mon corps par des jeûnes, je me livre à lui, en le condamnant lorsqu'il ne les observe pas; si, en me préservant des jugements téméraires, je me délivre de son esclavage, la vaine gloire me fait retomber sous sa servitude. Mon corps est tout à la fois et mon ennemi et mon ami, et mon adversaire et mon auxiliaire, et mon persécuteur et mon défenseur. En prends-je soin, le flatté-je ? il devient insolent et se révolte contre moi; le mortifié-je ? il me fait tomber en défaillance; le rétablis-je ? il ne me laisse plus de repos et ne veut recevoir aucune réprimande ? l'affligé-je, il m'expose au dernier malheur ? le ruiné-je d'austérités, je n'ai plus les moyens pour acquérir et pratiquer les vertus : mon corps est un être que je haïs et que j'aime. Mais enfin quelle est donc cette merveille extraordinaire que je trouve en moi ? quelle peut être la raison de ce mélange singulier de mon corps avec mon âme, de ces affections corporelles avec ces affections spirituelles ? Expliquez-moi donc comment il peut se faire que je me chérisse et me déteste en même temps. Mais c'est à toi que je m'adresse, mon pauvre corps, ma pauvre chair, ma compagne inséparable, toi qui es une partie essentielle de moi-même ! Dis-moi, je te prie; apprends-moi, je t'en conjure, ce grand mystère qui m'étonne et me confond; car tu peux seule m'en donner la connaissance que je désire. Raconte-moi, s'il te plaît, par quels moyens je peux vivre sans être blessé, en demeurant avec toi; daigne m'apprendre comment je pourrai éviter les dangers nombreux auxquels je me vois exposé chaque jour, à cause de l'union inséparable et nécessaire que j'ai avec toi; car tu ne peux l'ignorer : j'ai promis au Christ de te faire la guerre. Enseigne-moi donc de quelle manière je dois et peux triompher de ta tyrannique domination ; il m'est ordonné d'user de toutes mes forces pour te vaincre et te subjuguer. Alors la concupiscence, que le corps représente, nous donne les réponses suivantes : "Je ne vous dirai pas des choses inconnues; mais je vous raconterai, ô mon âme, ce que nous savons également l'une et l'autre. Je me glorifie d'avoir pour mère l'affection intérieure que je me porte. Je suis bien aise de pouvoir profiter et de jouir de la délicatesse avec laquelle on me traite, et de la négligence avec laquelle on remplit ses devoirs et l'on pratique la vertu, afin de produire au dehors les flammes d'un grand embrasement. Pour causer intérieurement les ardeurs et les feux criminels, je me sers du relâchement dans la piété et du souvenir bruyant des choses passées. Lorsque j'ai bien médité les péchés et les crimes dans lesquels je veux vous faire tomber, j'en viens assez facilement à bout; et, lorsque je vous ai fait tomber dans cet abîme, je vous précipite dans un autre, qui est la mort éternelle causée par l'abattement et le désespoir. 

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